Tou·te·s les internautes laissent des traces sur Internet. Les cliques, les intérêts, les likes, les relations… Beaucoup d’informations sont laissées involontairement par les cookies : ces fichiers sont stockés dans la machine de l’utilisateur·rice, quand celle·celui-ci enregistre un mot de passe par exemple. Ces données permettent, dans le cas des réseaux sociaux, de suivre l’activité de chacun·e afin d’établir des profils publicitaires.
Toutes ces données forment le patrimoine numérique d’une personne. Légalement, il est défini par l’ensemble des documents numérisés appartenant à une personne. Ceux-ci peuvent-être hérités, comme le patrimoine physique.
Les données prennent de la place. Une personne produit en moyenne plus de 1.200 mégabits de données par an, c’est l’équivalent de 602 photos (Caroll et Romano, 2010).
Si l’hébergeur du site Internet est européen, les données appartiennent à l’utilisateur·rice, même si le fichier sur lequel elles sont enregistrés ne lui appartient pas forcément. Elle·il dispose donc de droits sur celles-ci, assurés en France par la Commission du numérique, de l’informatique et des libertés (Cnil). Elle·il peut notamment demander la suppression de ces données personnelles, leur rectification, ou encore demander leur déréférencement pour qu’elles ne puissent plus être trouvées grâce à un moteur de recherche.
À l’inverse, aux États-Unis, les données personnelles appartiennent à l’hébergeur. Ainsi, les conditions générales de Facebook informent les internautes que le réseau est propriétaire des données : « Nous conservons les données aussi longtemps que nécessaire pour fournir nos produits et services. Les informations associées à votre compte seront stockées jusqu’à ce que ce dernier soit supprimé, sauf si nous n’avons plus besoin de vos données pour fournir nos produits et services ».
Les géants d’Internet récoltent et s’approprient donc une immense mine d’éléments personnels. Pour gérer ces informations en cas de mort d’un·e proche, ou prévoir la transmission de celles-ci avant son décès, les possibilités divergent selon les entreprises.
Il est à noter que les licences d’utilisation, de logiciels ou de musiques en streaming, par exemple, ne sont pas transmissibles.
Chez Facebook, un compte peut-être transformé en mémorial par un·e légataire nommé·e avant la mort. La suppression peut-être demandée à Facebook par un·e proche, à condition de fournir un certificat de décès.
Chez Twitter, un·e proche peut demander la supression du compte en envoyant un courrier accompagné d'un certificat de décès.
Google propose d'envoyer un testament numérique à des « proches de confiance », contenant ses données personnelles. Une fois le dossier signalé, elles·ils se chargent de supprimer le compte inactif.
Microsoft permet de fermer un compte Outlook et de récupérer les données d'un·e proche en contactant le service dépositaire des archives et en justifiant son décès.
Pour Apple, le compte du·de la défunt·e peut être supprimé en envoyant un certificat de décès à l’assistance Apple. L’intégralité du patrimoine numérique des utilisateurs·rices ne peut être donnée ou léguée.
Amazon se charge de la gestion des comptes inactifs. Ceux-ci sont supprimés, sans accord ou discussion avec les utilisateurs·rices.
Léguer ses données numériques, à l’instar de son patrimoine physique, commence à être possible. La loi Le Maire, promulguée le 7 octobre 2016, permet ainsi aux individu·e·s de donner des directives relatives à la gestion de leurs données personnelles par leurs proches après leur mort.
« La loi française n’est pas utile, estime Mathieu Fontaine, notaire et président de la commission numérique du 113e congrès des notaires. Il n’y a pas, en France, de décret qui soit efficace. La loi devrait être européenne. »
Le 25 mai 2018 devrait être voté le nouveau règlement européen, E-Privacy. L’utilisateur·rice pourra refuser la récolte des cookies pour tous les sites, alors qu’il faut, aujourd’hui, le faire site par site. Il vient compléter le règlement général sur les données personnelles adopté le 27 avril 2016. Ces deux législations fonctionnent selon le principe suivant : s’assurer que l’internaute soit consentant·e pour l’utilisation de ses données et, une fois ce consentement donné, permettre aux acteur·rice·s du web une exploitation plus large de celles-ci.
Dans l’attente de sa mise en oeuvre, deux cadres régissent le futur de ces données :
Les directives générales concernent l’ensemble des données des personnes sur Internet. Elles doivent être enregistrées par une tierce personne de confiance numérique, certifié par la Cnil. Les dispositions générales édictées par la personne et la diffusion des consignes auprès de la tierce personne de confiance sont consignées dans un registre. Celui-ci est unique. Si personne n’est désigné, la loi prévoit que ce sont les héritier·ère·s de la personne concernée qui pourront exercer, après le décès, les droits du·de la défunt·e.
Les directives particulières dépendent des prestataires de service. Par exemple, sur Facebook, les proches doivent remplir un formulaire et envoyer un certificat de décès. Sur Twitter, seul le certificat doit être transmis. Pour ces directives, il faut alors directement s’adresser aux responsables du traitement de données de chaque prestataire.
En l’absence de loi précise, les notaires gèrent au cas par cas. Mathieu Fontaine explique que « les textes ne permettent pas encore une grande efficacité. Nous pouvons faire la même chose avec les données numériques qu’avec le patrimoine matériel »
La notion de marché n’est même pas utilisée. « Il y a une concurrence sur la sécurité juridique mais aucunement sur le plan économique, ajoute le notaire. À part les notaires de l’État, il n’y a aucune garantie sur les données que l’on confie »
Les mémoriaux virtuels sont multiples : pages hommage Facebook, sites, applications… Sur ces pages, les messages d’adieu, d’amour et même d’anniversaire se multiplient. Lucie* fait son deuil face à son ordinateur. Elle raconte, à travers de timides messages Facebook qu’il y a 7 ans, elle a perdu son meilleur ami, décédé des suites d’un cancer. Depuis, elle entretient son souvenir sur la page hommage du réseau social. Au début, elle écrivait régulièrement des messages sur un groupe, regardait les photos de vacances du défunt pour « être encore un peu avec lui ». Puis, c’est devenu plus compliqué. « J’ai une famille maintenant. Même si je ne l’oublierai jamais, quand on tombe sur cette page, ça nous le rappelle et c’est très dur< ». La jeune femme n’arrive pas à quitter totalement la page.
« C’est extrêmement violent ». Valérie Sengler, psychanalyste
« Les réseaux sociaux, en nous permettant d'affronter la mort collectivement, sont des outils de catharsis extrêmement efficaces », confirmaient des psychologues dans le magazine américain The Atlantic, en 2014. Mais le choc peut être encore plus brutal lorsque la page Facebook est restée telle quelle.
La psychanalyste Valérie Sengler dit constater de plus en plus de problèmes comme celui-ci chez ses patient·e·s. « La personne continue d'exister pour les gens, avec une vie réelle et, en réalité, elle est décédée. Il y a un décalage avec la vision de la personne et la réalité. C’est extrêmement violent ». Les mémoriaux numériques n’aideraient pas le deuil. Selon elle, les endeuillé·e·s « n’arrivent pas à décrocher, ils continuent à regarder même s’ils n’aiment pas ».
La période du deuil est complexe à vivre. Les personnes sont parfois plus tristes et vulnérables. S’occuper des données numériques n’est pas forcément simple et rapide. Devant cette méconnaissance et ce travail un rien fastidieux, les individu·e·s peuvent vite se tourner vers des entreprises.
En 2016, un journaliste américain a développé un chatbot qui génère une discussion artificielle, via Messenger, avec son père décédé. En trois mois, James Valhos a recueilli 91.970 mots prononcés par son père malade. Les façons de continuer à « côtoyer » un·e proche défunt·e sur Internet sont nombreuses. Sur le même principe, deux jeunes Russes ont créé l’application Replika.
« La plupart des boîtes a coulé. » Samuel Guillemot, maître de conférences
Collecter, garder et protéger ses données : voilà les services proposés par les entreprises. Il faut faire la différence, et cela a un coût. Même si l’inscription reste souvent gratuite, de plus en plus d’options sont payantes. Avec leurs partenaires, les entreprises font aussi de la publicité pour des entreprises du secteur funéraire, comme les pompes funèbres. Mathieu Fontaine déplore ce « piège ». Samuel Guillemot, auteur de Quand les entreprises s’emparent de la mort numérique, qui sont les consommateurs potentiels ? se demande alors si ces sites sont réellement adaptés aux demandes des internautes.
Pour lui, les notaires n’ont pas de souci à se faire : « Il y a des entreprises qui vont vendre pour les personnes âgées un service de création de page, qui restera après leur mort… Mais la plupart des boîtes a coulé ».
Ces sites posent aussi des problèmes concernant la valeur juridique des testaments. Bescrib est un site qui permet aux internautes de créer une page représentant leur vie. Il comprend leurs mot de passe et documents administratifs (livret de famille, contrat d’assurance décès, carte d’identité...). C’est justement cet aspect qui permet à son créateur, Didier Tousch, de faire fonctionner son site. « Le principe est intergénérationnel. Cela passe de légataire en légataire. Ce sont les mêmes propositions que les banques ou les notaires, mais c’est gratuit ». Dans les bureaux de son entreprise, ce cinquantenaire est fier de son site. Avec 8 000 utilisateur·rice·s, la plate-forme compte 12 000 mémoriaux. Pourtant, la communication est encore compliquée. Les jeunes internautes se font rares et les créateurs ont modifié les statuts de leur start-up en la transformant en association : un moyen de recevoir des dons et de se transformer en fondation par la suite.
« Amazon est un hébergeur américain, donc c’est la loi américaine qui s’applique. » Mathieu Fontaine, notaire
Pour inciter à l’inscription, Didier Tousch affirme que les données n’appartiennent qu’aux utilisateur·rice·s. Mais Mathieu Fontaine est clair : « Ces sites n’ont aucune valeur légale. Amazon est un hébergeur américain, donc c’est la loi américaine qui s’applique : l’hébergeur est propriétaire de toutes les données »
Les mémoriaux ont pris une place importante dans notre culture. Sophie Pène le voit comme une pratique intégrée : « Les annonces de mort concernent donc le cœur de nos pratiques numériques ». À l’heure où notre vie privée devient publique, la mort, sphère de l’intime, se publicise aussi.
* Par respect de l’anonymat de la personne, le prénom a été modifié.
« Votre grand-père est fier de vous. Vous avez eu des dérives, mais avez réussi à vous reprendre en main. » La voix de Stéphanie*, médium à Saint-Brieuc, est réconfortante. Des chants grégoriens résonnent dans sa maison, sous un haut pont en béton armé. C’est d’ici qu’elle communique avec l’au-delà. Stéphanie se pose en intermédiaire entre ses client·e·s et leurs proches disparu·e·s. « Je suis guidée par l’autre côté pour aider les gens à avancer » explique-t-elle.
À mon arrivée, plus tôt dans la matinée, je croise une femme au dos courbé et au regard inquiet. Elle semble en détresse. « C’était compliqué avec elle. Je n’ai pas réussi à l’aider pour tout », confie la médium. Derrière le rideau de la cuisine, elle s’allume une cigarette, « pour se ressourcer ».
« Les patients viennent chercher des réponses en rapport avec la mort qu’ils n’ont pas avec la psychologie », affirme le sociologue Serge Dufoulon, spécialisé dans les phénomènes magico-religieux. S’il estime que le rôle des médiums complète celui des psychologues, les praticien·ne·s tiennent un discours plus corporatiste. Catherine Moxhet, médium à Brest, dit par exemple « dépasser l’analyse théorique des problèmes de [ses] patients. » Selon elle, communiquer avec les mort·e·s offre une meilleure prise en charge des consultant·e·s.
Nombreux·ses sont ceux·celles à dépasser l’accompagnement dans le deuil. Ce que fait Stéphanie, qui ne se contente pas d’entrer en contact avec mon grand-père. Durant la séance, elle va jusqu’à me faire établir une liste de choses à faire pour reprendre ma vie en main : aller chez le coiffeur, me raser et même acheter des chemises.
Ces conseils amènent une proximité. Plus qu’une alternative à la psychologie, le recours à la médiumnité crée une relation de confiance.« Certains de mes clients sont devenus des amis. Il y a une relation forte, ils comptent sur nous », confie Sandrine Harault, médium installée à Langueux, dans les Côtes-d’Armor. Les praticien·ne·s jouent de cette proximité. Sur Facebook, Google et Pages Jaunes, elle est souvent mise en avant dans les commentaires des supposé·e·s client·e·s.
* Le prénom à été modifié
En fidélisant à outrance la clientèle, une dépendance à la médiumnité peut apparaître. « Des personnes vident leur livret A dans des consultations », explique l’écrivain Yves Lignon, auteur d'ouvrages et d'articles sur le paranormal. De leur côté, Catherine Moxhet et Sandrine Harault disent refuser de voir trop fréquemment un·e même client·e.
Cette addiction fait toutefois le beurre des agences téléphoniques. Elles escroquent en masse, en demandant jusqu’à 15 euros pour dix minutes de consultation (selon les différentes annonces d’audiotels consultées). « J’ai travaillé pendant plusieurs années pour des audiotels, avoue Sandrine Harault. Je n’en suis pas fière. » La pratique va à l’encontre de sa vision de la médiumnité : « Ils font tout pour exploiter la détresse des gens », ajoute-t-elle.
Cependant, une partie des consultant·e·s est plus à même de se faire escroquer. Yves Lignon explique que les personnes n’ayant pas suivi de parcours universitaire sont plus susceptibles d’être arnaquées. Il estime même que « la majorité des médiums sont des charlatans ». S’il y en a autant, c’est parce que la profession n’est pas régulée en France : tou·te·s les médiums disposent d’un statut d’indépendant·e.
En dehors de l’Institut national des arts divinatoires (Inad), une association privée, aucune institution ne reconnaît le travail des médiums. Sans certification ou diplôme nécessaire, l’arnaque est facile.
Comme s’il s’agissait d’une profession ordinaire, le sociologue Serge Dufoulon estime que « comme partout, certains font leur travail avec honnêteté, d’autres non ». Face aux questions d’argent, il s’agace : « Pourquoi les médiums ne se feraient pas payer ? Il sont dans la même société que nous. Ils sont eux aussi dans une relation d’échange ».
Les médiums Sandrine Harault et Catherine Moxhet disent adapter le coût de leurs séances aux moyens des consultant·e·s, même si elles affichent toutes deux des tarifs allant de 50 à 80 euros.
Dans cette logique commerciale, certain·e·s médiums diversifient leurs activités. De l’animation de conférences à la vente de livres, ils·elles disposent d’autres sources de revenus. D’autres préfèrent adopter des stratégies commerciales moins scrupuleuses : « Ils affichent un planning complet et profitent de leur notoriété pour attirer les clients », reconnaît Sandrine Harault.
Mais quelle que soit leur stratégie commerciale et malgré l’absence de normes dans le milieu, tou·te·s les médiums semblent procéder de la même manière. Très terre à terre, leur profession est plus proche du coaching bien-être que de l’accompagnement dans le deuil.
Statut légal : la médiumnité appartient au secteur des arts divinatoires, reconnu et autorisé depuis 1994. En France, la plupart des médiums adoptent un statut d’indépendant·e.
Risques judiciaires : en cas d’escroquerie ou de rupture du contrat moral, la peine encourue par les médiums est de cinq ans de prison et 375 000 euros d’amende.
Reconnaissance : en France, aucun ordre ne reconnaît les médiums. Seul l’Inad, un institut privé, édite une liste de praticien·ne·s reconnu·e·s selon leurs critères.
Dans le monde : dans d’autres cultures, la médiumnité est reconnue. Il existe aux États-unis et en Écosse des instituts nationaux et des études sur ce domaine professionnel.